Le numérique ou l’extension du domaine des communs
D’abord expérimenté pour la gestion des biens matériels, l’avènement du numérique provoque un nouveau “mouvement des communs”.
Né d’initiatives universitaires et d’emblée placé sous un régime collaboratif distinct de la propriété privée, Internet est lui-même un bien commun et un socle fondamental sur lequel des communs numériques peuvent se déployer. Conjugué au mouvement des logiciels libres qui implique que le code source des logiciels soit partageable et appropriable par ses utilisateurs, Internet permet à tout un chacun de créer et de faire circuler à un coût très faible des biens immatériels : messages, articles, vidéos, photos, musique, code source, etc. Ceux-ci deviennent des biens communs lorsqu’ils sont volontairement placés sous un régime qui permet une régulation ouverte des usages. C’est le rôle des licences que chaque individu ou collectif peut librement utiliser pour déclarer les usages autorisés des ressources immatérielles qu’il crée ou modifie.
Les licences libres
Quand en 1989 Richard Stallman crée la première Licence publique générale GNU, il prend le contrepied du copyright qui interdit par défaut toute réutilisation.
Au contraire, le copyleft donne des droits et des devoirs aux utilisateurs de manière à s’appuyer sur la créativité des collectifs au lieu de considérer les internautes comme de simples consommateurs. La règle de la licence publique générale GNU implique en effet de partager les améliorations apportées à un logiciel, c’est-à-dire à remettre dans le “pot commun” ce qui y a été puisé. Cette innovation juridique majeure permet le développement de communs qui sont ouverts, même si les compétences des développeurs des logiciels peuvent être commercialisées. L’objet d’une transaction n’est donc plus le bien lui-même, mais les compétences qui en permettent l’amélioration dans un espace intermédiaire entre le marchand et le non-marchand, au service de la ressource “logiciel libre”. Quand en 2001 Lawrence Lessig crée les licences Creative Commons pour les “contenus”, au-delà des logiciels, il propose une clause de partage à l’identique qui s’appuie sur la même idée. Selon cette clause, si un contenu est modifié, celui qui crée un nouveau contenu doit obligatoirement rendre modifiable selon ces mêmes conditions ce qui a été créé. Là encore, les usages commerciaux sont possibles à condition de maintenir la possibilité d’une réappropriation par d’autres de la ressource initiale. On estime aujourd’hui que plus de 400 millions d’oeuvres sont placées sous le régime des Creative Commons. Au delà des licences creative commons, il existe d’autres types de licences. Vous trouverez un aperçu des différents licences ci-contre et vous pouvez également utiliser ce générateur de licence.
Un des biens communs les plus emblématiques de ces communs numériques, que l’on qualifie de “communs de la connaissance” est Wikipédia, l’encyclopédie collaborative créée en 2001.
Fort de plus de 17 millions d’articles dans près de 270 langues, de l’anglais au français en passant par l’arabe, l’espagnol, l’occitan, le swahili ou le groenlandais et dans tous les domaines : histoire, arts, culture, sciences, événements, géographie, religions, biographies, etc., le site revendique aujourd’hui la cinquième place du site Internet le plus consulté au monde. Juridiquement, le fait que Wikipédia soit placée sous la licence CC-BY-SA consacre et protège sa nature de bien commun, en empêchant par la clause de partage à l’identique que les contenus fassent l’objet de nouvelles enclosures.
Il est donc impossible de racheter les contenus de Wikipédia pour les vendre de manière exclusive, ce qui n’empêche en rien de proposer des service payants à partir de Wikipédia.
Licences libres versus droits d’auteurs ?
Ce mouvement d’ouverture permettant la circulation d’oeuvres, de codes informatiques, d’idées ou de données est engagé à l’échelle planétaire, alors même qu’un contre-mouvement visant à imposer des enclosures se développe. Car le numérique crée un contexte radicalement nouveau, comme le rappelle le journaliste Florent Latrive dans Du bon usage de la piraterie(Exils éditeur, 2004) :
Juin 1999. Shawn Fanning met à disposition sur l’Internet ce qui deviendra le cauchemar de l’industrie du disque : Napster. Le service mis au point par cet étudiant californien de 18 ans s’appuie sur une avancée technologique du milieu des années 90, le format MP3, qui permet de stocker une chanson dans une taille inférieure au fichier original et de l’expédier par e-mail en un temps relativement court. Fanning ajoute la puissance du réseau à cette technologie. Avec Napster, tous les internautes peuvent partager les fichiers MP3 présents sur leur disque dur ; c’est l’émergence du « pair-à-pair » (peer-to-peer, ou P2P). Le succès est fulgurant. En quelques mois, plusieurs millions de personnes prennent l’habitude de puiser dans ce juke-box universel. L’abondance de ce catalogue sans frontière dévalue le modèle centenaire des oeuvres diffusées sur des supports physiques, avec ses magasins à l’offre forcément limitée et ses fonds de catalogue non-exploités. Les majors du disque réagissent très vite contre le trublion, et la Recording Industry Association of America (RIAA), le syndicat professionnel américain des majors, porte plainte pour « violation massive des droits d’auteur ». Le soutien de quelques artistes, comme ceux du groupe Offspring, n’y suffira pas, la RIAA l’emportera et, en juillet 2001, la justice ordonne l’arrêt du service.
Depuis quinze ans, les positions n’ont cessé de se cristalliser entre des ayants-droits soucieux de préserver des modèles industriels pré-numériques (contrôle des accès, mesures de protection technique empêchant la copie : DRM) et des usagers utilisant les nouveaux moyens techniques à leur disposition pour échanger et modifier librement des oeuvres, des contenus, des idées. Par exemple, Walt Disney a, parmi d’autres, donné vie à des personnages emblématiques comme Blanche Neige, la Petite Sirène, Peter Pan ou encore Alice au pays des Merveilles. Il les a modifiés, « remixés », réincarnés et le résultat lui a fait gagner de l’argent, tout en utilisant le régime du copyright qui interdit à qui que ce soit de faire la même chose. Ce succès commercial repose pourtant sur le recours à un héritage culturel commun. Certains affirment donc qu’il en résulte un « devoir de restitution » envers la collectivité. Doit-il être possible de revendiquer des droits exclusifs d’exploitation pour 120 ans – c’est-à-dire bien au-delà de la mort du créateur – sur quelque chose qui tire origine de notre culture commune? Disney ne devrait-il pas plutôt laisser Blanche Neige à la libre disposition du public, les investissements ayant déjà été plusieurs fois couverts?
On le voit, les biens communs contribuent à interroger des logiques d’exclusivités sans pour autant nier l’existence de logiques marchandes.
Les représentants des industries créatives affirment que le principal intérêt du droit de propriété intellectuelle est d’inciter les créateurs à créer tout en leur permettant de prouver leur utilité marchande. Or, en 2013 la ministre de la Culture et de la Communication a proposé une mission sur les échanges non-marchands et sur les usages transformatifs largement propagés par le numérique (montages, détournements, compilations, mashups, etc.).
Il s’agit d’examiner l’idée d’une complémentarité entre le dynamisme des communautés d’amateurs en ligne (dont les activités sont illégales aujourd’hui quand elles échangent des oeuvres sous droit) et la santé économique du secteur. Et si les industries créatives avaient un intérêt économique à permettre la réutilisation sous certaines conditions à des contenus des artistes qu’elles soutiennent ? Et s’il fallait reconnaître l’existence de pratiques amateurs à visée non-marchande, à grande échelle ? Le débat est en cours !
L’approche par les biens communs dans le domaine de la connaissance démontre qu’il existe une économie dont l’objectif n’est pas la vente mais l’entretien et de développement d’une ressource. Les contributeurs de Wikipédia sont motivés par l’objectif du projet ou simplement par l’envie de partager un savoir. Un tel mode de production est appelé “production par des pairs”. Cette production par les pairs basée sur les communs produit de nouveaux biens communs ou prend soin de ceux qui existent. Dans un tel mode de production, les structures hiérarchiques sont loin d’être les plus utilisées, au profit d’une organisation horizontale. Cela ne signifie en aucun cas une absence de structuration : il existe des coordinateurs qui veillent à ce qu’un projet reste cohérent et qui décident si les contributions sont intégrées ou refusées. Les relations qui se nouent autour de ces biens communs ne sont pas dépourvues de règles, fruit du consensus entre « pairs ». Michel Bauwens a fondé sur cette idée la Peer to Peer fondation. Il y propose une Peer Production Licence qui vise à permettre l’usage gratuit de ressources par des structures organisées vers les biens communs (telles des associations ou des entreprises sociales et solidaires) là où les entreprises traditionnelles doivent financer l’usage qu’elles souhaitent faire de la ressource. Il s’agit pour lui d’enclencher des cercles vertueux permettant de financer des modes de production alternatifs.
La richesse des réseaux : marchés et libertés à l'heure du partage social; The wealth of networks : how social production transforms markets and freedom
Benkler, Yochai
Presses universitaires de Lyon, 2009
Yochaï Benkler est spécialiste des sciences politiques, professeur à la Harvard University, codirecteur du Centre Berkman pour l’internet et la société.
« Pour lui, l’enjeu de la société de l’information repose tout entier sur la transformation du mode de production de l’information, de la communication et de la connaissance. L’émergence de l’économie de l’information en réseau nous permet de faire davantage “pour et par nous-mêmes” (extrait de l’article d’InternetActu).
Un ouvrage fondateur pour comprendre les mutations de la production et de la valeur à l’ère du numérique.
Libres savoirs : les biens communs de la connaissance : produire collectivement, partager et diffuser les connaissances au XXIe siècle
C&F éd.
C&F éd., 2011
L’association Vecam a rassemblé trente auteurs, venant de tous les continents, afin d’offrir un regard mondial sur les biens communs de la connaissance. La diversité des sujets traités, de la santé aux ressources éducatives libres, des logiciels aux publications scientifiques, des semences aux questions juridiques sont le reflet de la vitalité de la production mondiale des communs du savoir et de l’énergie des communautés qui s’y sont engagées.
Ce livre est un incontournable pour qui s’intéresse au sujet des Communs de la connaissance.
The Wealth of the Commons : A World Beyond Market and State
The Commons Strategie Group
Levellers Press, 2012
73 articles en anglais édités deux des meilleurs spécialistes des biens communs, le choix est vaste et éclectique.
A lire sans modération si l’on peut passer la barrière de la langue.
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