Interview

Le dessin de presse en trois questions

Médias - Politique et société

The Power of Laughter © Cristina Sampaio, published in "Público" newspaper, Portugal © Adagp, Paris, 2025. Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur. Toute reproduction ou utilisation de l'œuvre sans autorisation de la Bpi est interdite.

À l’occasion du dixième anniversaire de l’attentat contre Charlie Hebdo, trois figures du dessin de presse, Lisa Mandel, Thibaut Soulcié et Cristina Sampaio, répondent aux questions de Balises. Ces artistes livreront leurs réflexions sur leur profession à l’occasion de la rencontre « Les 1 001 vies du dessin de presse » organisée à la Bpi le 20 janvier 2025, dans le cadre du cycle « Profession reporter ».

Qu’est-ce qui vous a amené au dessin de presse ?

Cristina Sampaio : Dès mon plus jeune âge, attirée par les dessins d’humour que je voyais dans les journaux lus par mes parents, je rêvais de devenir dessinatrice et passais tout mon temps à m’exercer. Lorsque la révolution du 25 avril 1974 a mis fin à 48 ans de dictature au Portugal, la censure, qui interdisait la publication de dessins politiques, a pris fin. La liberté d’expression était totale. J’avais alors 14 ans et j’ai commencé à participer à des mouvements populaires. Je réalisais des affiches et des dessins politiques pour des petits journaux. C’est donc tout naturellement que je me suis orientée vers le métier de dessinatrice de presse.

Thibaut Soulcié : Moi, au début, ce que je voulais vraiment faire, c’était de la bande dessinée. En BD, on refait plusieurs fois la même page. Entre l’idée, l’esquisse, le crayonné, l’encrage et la couleur, c’est un format qui demande du temps. Alors j’écoutais la radio pendant que je travaillais sur mes projets de BD, et le traitement de l’info m’agaçait au plus haut point. J’ai ainsi dessiné en réaction à tout ce que je pouvais entendre d’insupportable sur les ondes. Puis, j’ai finalement abandonné la BD pour le dessin de presse. La satire synthétique en dessin, c’est un format qui me correspond tout à fait et que j’ai toujours pratiquée un peu sans le savoir. Au collège, par exemple, j’ai caricaturé tous mes profs et réalisé des affiches sauvages pour dénoncer les dysfonctionnements de l’établissement. Puis, étudiant, j’étais biberonné à Charlie Hebdo, Le Canard enchaîné, mais aussi Les Guignols de l’info, Groland

Lisa Mandel : Alors moi, je suis plutôt autrice de bande dessinée que dessinatrice de presse, même si je fais parfois du dessin de presse. En fait, j’ai commencé par la fiction et je me suis mise à l’autobiographie pour raconter, à ma façon, le monde qui m’entourait. Cela m’a amené à faire du reportage en bande dessinée, puis du journalisme et de la sociologie avec une approche humoristique. J’ai codirigé, avec des sociologues dont Yasmine Braga, une collection de bandes dessinées chez Casterman, dont l’objectif était de créer des fictions inspirées d’enquêtes sociologiques. On a publié une douzaine de titres, avec un gros travail de terrain.
Moi, je suis à l’aise dans la narration parce que j’aime bien avoir le temps de raconter une histoire. Le dessin de presse, je trouve ça extrêmement difficile. C’est pourquoi je traite l’actualité sous forme de BD. J’ai dessiné pour beaucoup de magazines, dont La Croix, La Revue Dessinée, Libération, La Déferlante, Le Monde. Néanmoins, j’ai réalisé récemment la couverture du Nouvel Observateur sur les dix ans des attentats de Charlie Hebdo.

Selon vous, quels impacts a eu l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, dans la pratique de votre métier et, d’une manière générale, dans l’exercice de la liberté d’expression ?

C.S. : Le choc émotionnel de la nouvelle du meurtre des dessinateur·rices de Charlie Hebdo a été immense. À l’époque, certain·es ont abordé, à tort, la question des limites de l’humour. Je suis d’avis que ces limites ne peuvent pas exister. Sans la pleine liberté d’expression, la démocratie est sérieusement en danger. Il ne peut y avoir de lignes rouges. Qui détermine quelles sont ces lignes ? C’est dans les dictatures et les régimes autocratiques, comme celui qu’est sur le point de devenir le pouvoir entre les mains de Trump aux États-Unis, que ces lignes existent et que les dessinateur·rices sont perçu·es comme une menace. Je continue à dessiner selon mes principes et la liberté d’exprimer mon opinion.

T.S. : Je pense que depuis les attentats de Charlie Hebdo et les horribles meurtres commis, les changements dans le dessin de presse sont liés à l’ère de la mondialisation des images et de l’information. Avec le développement des réseaux sociaux, les dessinateur·rices de presse ont pris conscience de ce qu’impliquait la viralité. Quand on fait des dessins pour un journal, il y a une sorte de contrat tacite entre l’œuvre, le journal et le lectorat qui adhère à la ligne éditoriale. Quand je publie dans L’Équipe, je sais que je dessine pour les lecteur·rices de L’Équipe. Mais aujourd’hui, il existe un risque que le dessin soit republié sur une autre plateforme en dehors du journal. Il circule et parvient ainsi à des personnes qui n’ont pas forcément les clés pour le lire. Je pense, par exemple, au bad buzz avec les Argentin·es sur les réseaux sociaux parce que j’avais fait une caricature de Messi après la Coupe du Monde. Voilà le type de réactions en meute que peut susciter ce que j’appellerais la sortie de la zone géographique d’application du contrat avec le lectorat. Enfin, ce qui m’inquiète beaucoup aujourd’hui, et qui limite la liberté d’expression, c’est la concentration de la presse aux mains des milliardaires. On peut se moquer du prophète, mais pas trop de Bernard Arnaud.

« L’humour est une connexion d’intelligence entre des personnes »

Thibaut Soulcié

L.M. : Pour moi, ça a été un gros choc émotionnel parce que j’ai grandi avec les dessins des auteur·rices de Charlie Hebdo qui ont été assassiné·es. J’en ai même croisé certain·es lors de salons. Ça a été un énorme traumatisme parce que cet attentat a frappé le cœur de ma profession. J’ai pris conscience qu’un dessin pouvait tuer. Dans un pays démocratique comme la France, qui pratique l’art de la satire depuis longtemps, je ne pensais pas que la liberté d’expression pouvait un jour coûter la vie à des gens. Depuis le 7 janvier 2015, je pèse vraiment le pour et le contre quand je produis du contenu sur les réseaux sociaux, sans pour autant me museler. Je pense qu’aujourd’hui plus qu’hier, c’est compliqué de s’exprimer en public parce que notre identité est connue. Le magazine n’est plus un paratonnerre protecteur pour celles et ceux qui publient. Aujourd’hui, sur les plateformes, se créent de véritables tribunaux populaires, du lynchage public, qui peuvent clouer des auteur·rices au pilori. D’ailleurs, peu après l’attentat du 7 janvier 2015, j’ai eu peur en réalisant un dessin en hommage à Charlie Hebdo, qui était un peu trash. Le publier avec ma signature m’a demandé beaucoup de courage.

Parmi les dessins que vous avez réalisés durant votre carrière, lequel a le plus d’importance à vos yeux et pourquoi ? 

C.S. : En 40 ans de carrière, il est impossible de dire quel dessin je considère comme le plus marquant. Le dessin de presse est lié à l’actualité et celle-ci est en permanente transformation. Les dessins qui étaient importants à mes yeux à un moment donné, parce qu’ils étaient assertifs par rapport à l’actualité, ont entretemps été remplacés par d’autres plus récents. Le dessin de presse a un côté éphémère. Je peux dire que mon dessin préféré est le premier que j’ai publié, mais j’avoue que je ne me souviens plus lequel précisément, ni du sujet qu’il traitait. Je garde finalement en mémoire l’émotion de la toute première publication.

T.S. : Mon dessin préféré ? Je n’en ai pas. Car, contrairement à un peintre qui peut réaliser son chef d’œuvre à un moment donné, nous, en tant que dessinateur·rices de presse, notre œuvre est constituée de l’ensemble de nos dessins. Notre œuvre est d’avoir effectué un dessin par jour pendant 30 ans. Donc, mon meilleur dessin, c’est celui de demain, qui s’ajoute aux précédents. Il n’existe pas encore.

L.M. : Le dessin le plus important pour moi, c’est celui que j’ai publié dans l’entre-deux tours. J’ai eu hyper peur que l’extrême droite arrive au pouvoir. Je voulais apporter quelque chose au débat et surtout essayer d’inciter les gens à réfléchir. Et j’ai donc fait plusieurs bandes dessinées, dont une qui parle des raisons pour lesquelles j’allais voter Nouveau Front Populaire (NFP) au deuxième tour. J’ai expliqué pourquoi j’avais peur que le RN accède à la tête de l’État. Je suis française, blanche, issue de la communauté LGBT+, j’ai des origines juives et je me sentais menacée par un parti populiste, xénophobe, homophobe, intolérant, mettant en péril mes droits. Cette angoisse d’être discriminée en tant que LGBT+ faisait écho à une peur qu’ont eu mes ancêtres, qui étaient juifs alsaciens, lors de la Shoah.


Biographie des dessinateur·rices interviewé·es

Cristina Sampaio

Portrait de la dessinatrice de presse Cristina Sampaio
Cristina Sampaio © Clara Azevedo

Cristina Sampaio est une illustratrice et dessinatrice de presse, installée à Lisbonne. Elle débute en 1986, en signant des dessins pour divers journaux et magazines nationaux et internationaux comme Boston Globe, Expresso, Kleine Zeitung, Wall Street Journal et The New York Times. Aujourd’hui, elle travaille régulièrement avec le quotidien Público et la chaîne de télévision RTP3 au Portugal et, en France, avec Alternatives Économiques et Courrier International. Engagée dans la défense des droits des femmes, Cristina Campaio participe à l’exposition « Cartooning for women » organisée par le ministère de la Culture, la Fondation RAJA-Danièle Marcovici et Cartooning for Peace en mars 2022 à Angers.

Elle a reçu de nombreuses récompenses dont le prix d’excellence de la Society for New Design aux États-Unis (2002, 2005 et 2009), le Prix Stuart pour le meilleur dessin de presse portugais (2006 et 2010), le premier prix (2007), la mention honorable (2009, 2015, 2021 et 2022) dans la catégorie éditoriale du World Press Cartoon et la mention honorable du World Press Freedom Canada en 2023. Le dessin de presse n’est pas son unique talent ! Cristina Sampaio a également publié des livres pour enfants et fait ses preuves dans l’animation, le multimédia et la scénographie.

Thibaut Soulcié

Autoportrait dessiné de Thibaut Soulcié
Autoportrait de Thibaut Soulcié © Thibaut Soulcié

Thibaut Soulcié est un dessinateur de presse qui vit et travaille à Bordeaux. Après des études supérieures d’arts appliqués, il se spécialise dans la bande dessinée. Mais très vite, cet admirateur de Cabu, Gary Larson, Pétillon et Willem se tourne vers le dessin de presse. Ce « Zorro du stylo », comme il se surnomme lui-même, réalise des dessins incisifs pour Mediapart, L’Équipe, Marianne, Télérama, Fakir ou La Revue Dessinée, mais aussi pour 28 Minutes sur Arte, Fluide Glacial, Alternatives Économiques ou Phosphore.

Enfin, il est l’auteur de plusieurs albums de bande-dessinée. Eau de Soulce (Exemplaire, 2021) est le dernier recueil de dessins de presse qu’il a publié. Son prochain album Dans la tête d’un dessinateur de presse paraîtra chez Expé en mai 2025.

Lisa Mandel

Portrait de Lisa Mandel, dessinatrice de BD
Lisa Mandel © Lisa Mandel

Lisa Mandel est une autrice de bandes dessinées née à Marseille. Pendant ses études à l’École nationale des arts décoratifs de Strasbourg, elle fait ses armes auprès de divers magazines, comme Julie, Les Clés de l’actualité junior ou Tchô, pour lequel elle réalise des dessins humoristiques. À partir de 2003, commence l’aventure Nini Patalo, sa première BD aux éditions Glénat. Puis, elle publie plusieurs albums, dont Princesse aime princesse aux éditions Gallimard en 2008, et HP, une série documentaire sur les hôpitaux psychiatriques (L’Association, 2009-2013).

Sa rencontre avec la sociologue Yasmine Bouagga donne naissance à Sociorama, collection de bande dessinée sociologique chez Casterman. En 2016, la sociologue et la dessinatrice s’immergent plusieurs mois dans la jungle de Calais pour recueillir les témoignages des exilé.es et raconter leur quotidien sur un blog du Monde.fr et dans l’ouvrage Les Nouvelles de la jungle (2017).

En 2019, elle entame un projet pharaonique : réaliser une page par jour pendant une année afin de régler toutes ses addictions. Une année exemplaire paraît en 2020, en pleine crise du Covid-19. Portée par le succès de son livre, réalisé en autoédition, Lisa Mandel se lance dans la création des éditions Exemplaire. Le but de cette structure alternative est notamment d’assurer une répartition plus juste des revenus pour les autrices et auteurs, victimes de précarisation. Elle y lance : Se rétablir, chronique sur le rétablissement en santé mentale. Depuis 2023, elle a pris la suite de Riad Sattouf et publie une page hebdomadaire dans le magazine Le Nouvel Obs  qui donnera lieu à un recueil « Par ailleurs » (Exemplaire, 2024).

Publié le 13/01/2025 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Nous sommes Charlie. 60 écrivains unis pour la liberté d'expression

Collectif
Le Livre de poche, 2015

Ce recueil portant sur le thème de la liberté d’expression, regroupe des textes écrits par Gérard Modillat, Frédéric Beigbeder, Amanda Sthers, Émilie de Turkheim… ou quelques auteurs classiques comme Voltaire, Beaumarchais, Diderot et Hugo. En hommage aux auteurs de Charlie Hebdo tués lors de l’attentat du 7 janvier 2015. © Électre 2015

À la Bpi, Presse, 07.11 CHA

Voler dans les plumes. L'actualité en 100 dessins de presse

Vincent L'Épée
Livreo-Alphil, 2023

Cent dessins de presse portant un regard satirique, parfois mordant, sur l’actualité suisse et mondiale des cinq dernières années. © Électre 2023

À la Bpi, Arts, 767 LEP

Les Crayons de la propagande

Christian Delporte
CNRS éditions, 1993

Audacieux et caricatural, le dessin de presse a toujours été une arme efficace dans le combat politique. Qu’ils aient été utilisés par le gouvernement de Vichy comme outil de propagande ou, au contraire, comme instrument de résistance à l’occupant, les 160 dessins de Soupault, Sennep, Effel … reproduits dans cet ouvrage illustrent avec férocité les tendances profondes de l’opinion publique entre 1940 et 1945. Le dessin politique est bel et bien partie intégrante de l’histoire.

À la Bpi, Histoire, 944-86 DEL

Une année exemplaire

Lisa Mandel
Exemplaire, 2020

Un journal de bord dessiné tenu durant une année entière pendant laquelle l’auteure tente de se débarrasser, avec un succès variable, de toutes ses addictions et mauvaises habitudes : malbouffe, procrastination, alcool, sédentarité, etc. © Électre 2020

À la Bpi, Nouvelle génération, RG MAN A

Les Nouvelles de la jungle de Calais

Lisa Mandel
Casterman, 2017

Suite à l’appel qui a rassemblé des cinéastes, des acteurs, des écrivains, etc., les auteures sont allées à la rencontre des réfugiés parqués dans le bidonville de Calais et des bénévoles qui leur viennent en aide. Elles témoignent de la détresse des hommes, des femmes et des enfants qui cohabitent là-bas, mais aussi de leurs espoirs d’une vie meilleure. © Électre 2017

À la Bpi, Sociologie, 300.75(44) MAN

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