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Appartient au dossier : Les visages du documentaire canadien

Cinéma et Autochtones : du malentendu à l’auto-représentation

L’histoire des représentations des Autochtones dans le cinéma documentaire canadien est mouvementée. Sophie Gergaud, ethno-cinéaste et programmatrice indépendante spécialiste des cinémas autochtones, est cofondatrice de l’association De la Plume à l’Écran, dédiée à la promotion et la diffusion des cinémas autochtones en France. Elle retrace pour Balises quelques étapes de ces rapports tumultueux.

Photographie d’archive de 1981 tirée du film Les Événements de Restigouche, d’Alanis Obomsawin (1984).
Photographe inconnu © Journal L’Aviron de Campbellton. Tous droits réservés. Collection de la Cinémathèque québécoise, 1995.1507.PH.01

« 99 % des films sur nous n’ont pas été réalisés par nous. Nous méritons autant que n’importe qui de redevenir les auteurs de nos propres histoires. »

Jesse Wente (Ojibwé), directeur de l’Indigenous Screen Office

Le grand malentendu

Le cinéma et les Autochtones ont toujours entretenu des relations très particulières. Parmi les premières images tournées avec le kinétographe figurent déjà des Amérindiens et des Inuit. Les films des premiers temps sont mus par le besoin urgent de documenter ces peuples qu’on imagine condamnés à disparaître, inadaptés au progrès et à la modernité. Au pays des chasseurs de têtes d’Edward Sheriff Curtis (1914) et Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty (1922), tournés respectivement en territoire kwakwaka’wakw (Colombie-Britannique) et chez les Inuit du Grand Nord, sont les deux premiers longs métrages dont les personnages sont autochtones. Longtemps considérés comme les ancêtres du documentaire, témoins de la vie autochtone « authentique » avant la colonisation, ces œuvres hybrides mélangent en réalité des éléments fictionnels et des reconstitutions historiques, y compris de rituels qui, interdits, n’avaient plus cours au moment du tournage. Le succès planétaire de Nanouk influencera près d’un siècle de représentations des Autochtones. Filmés avec curiosité et fascination, ils seront trop souvent prisonniers d’une vision romantique qui oscille entre un passé fantasmé (des êtres sauvages survivant au cœur d’une nature impitoyable) et un présent tragique qui peine à leur imaginer un avenir.

L’ONF et les débuts de l’auto-représentation

Dès les années soixante, des œuvres non autochtones amorcent un changement de perspective : produit par l’ONF (Office national du film canadien), Circle of the Sun de Colin Low (1960) est l’un des premiers films où l’on peut entendre un Autochtone raconter lui-même son histoire. Mais c’est à partir de l’Indian Film Crew (IFC) que des Autochtones, invités à passer derrière la caméra, ne sont plus de simples sujets cinématographiques. Né dans le cadre du « Challenge for Change », un programme participatif lancé par l’ONF en 1967 pour que les médias soient au service du changement social, l’IFC forme en 1968 une première génération de cinéastes autochtones. The Ballad of Crowfoot (1969) de Willie Dunn (Mik’maq) marque son époque. D’autres initiatives de formation suivent (Studio One en 1991, l’Aboriginal Filmmaking Program en 1996, Cinéastes autochtones de 1995 à 2001), grâce auxquelles des documentaristes autochtones commencent leur carrière. Aux côtés d’institutions autochtones, l’ONF contribue par ailleurs à lancer le Wapikoni mobile en 2004, un studio ambulant qui visite les communautés isolées du Canada et initie les jeunes autochtones à la réalisation. Plus de 1 300 courts métrages, en grande partie documentaires, ont été réalisés à ce jour.

L’ONF produit également le travail de nombreux cinéastes autochtones. La documentariste Alanis Obomsawin (Abénakise) occupe une place particulière. D’abord consultante en 1967, elle décide très vite de développer ses propres projets comme autant d’alternatives au discours dominant. Son film Kanehsatake : 270 ans de résistance (1993) est un classique du cinéma documentaire. À 90 ans, elle réalise actuellement son 55e film – toujours en collaboration avec l’ONF. Sa filmographie a rejoint le portail web « Cinéma autochtone » qui réunit quelque 300 œuvres autochtones produites par l’ONF depuis 1968.

Un cinéma documentaire par et pour les communautés

Un peu partout au Canada, des organismes autochtones indépendants produisent des documentaires afin de combattre les représentations stéréotypées et de promouvoir la créativité narrative autochtone. Parmi les plus connus, le collectif Isuma mêle histoires orales traditionnelles inuit et nouvelles technologies selon un processus de production collaboratif et communautaire. Basé depuis 1990 à Igloolik (Nunavut), son vaste corpus rassemble des œuvres originales tournées en inuktitut et façonnées par les valeurs, les pratiques et les récits inuit. Certaines ont vocation à voyager de par le monde pour mieux faire connaître les réalités autochtones de l’Arctique ; d’autres s’apparentent à de précieuses archives destinées au seul usage local. Toutes s’affirment comme vecteurs de mémoire et de fierté culturelles.

Isuma est à l’image de tout un mouvement documentaire autochtone contemporain. À la pointe de l’innovation technologique, il répond avant tout aux besoins des communautés autochtones. Celles-ci sont impliquées à chaque étape de la production et se voient garantir, une fois le film terminé, l’accès aux images et une certaine maîtrise de leur circulation.

La relève et ses nouveaux enjeux

L’esprit visionnaire et la détermination de précurseurs comme Alanis Obomsawin ou Zacharias Kunuk, cofondateur d’Isuma, ont inspiré des générations de cinéastes. Héritage de traditions maîtrisant l’art de la narration, la production autochtone brille aujourd’hui par sa richesse formelle et par la variété de ses sujets. Kim O’bomsawin (Abénakise) fait partie des documentaristes qui naviguent avec aisance du sombre et tragique (Ce silence qui tue (2018), sur les femmes autochtones disparues et assassinées) au paisible et lumineux (Je m’appelle humain (2020), portrait intime de la poète innue Joséphine Bacon), tout en repoussant les limites du format documentaire (Laissez-nous raconter, projet multimédia en préparation).

Secteur florissant, le cinéma autochtone bénéficie dorénavant de dispositifs spécifiques de financement. L’Indigenous Screen Office, organisation autochtone indépendante créée en 2017, s’est donné pour double mission de professionnaliser le secteur cinématographique autochtone et de promouvoir une meilleure collaboration avec les équipes de production non autochtones, grâce notamment au développement de protocoles respectueux des communautés au sein desquelles les tournages ont lieu. Une double mission fidèle aux enjeux qui ouvrent une nouvelle étape dans l’histoire des relations mouvementées entre le cinéma et les Autochtones.

Publié le 26/09/2022 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Cinéastes autochtones : la souveraineté culturelle en action

Sophie Gergaud
Warm, 2019

La représentation des peuples autochtones à l’écran, des origines du cinéma à nos jours.

À la Bpi, niveau 3, 791.044 GER

Cinéma autochtone | Office national du film du Canada

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