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Appartient au dossier : Jeanne d’Arc dans l’histoire contemporaine

Jeanne d’Arc au théâtre

Au fil des siècles, Jeanne d’Arc inspire de multiples dramaturges et metteur·ses en scène, en France et au-delà. La rencontre de Charles VII à Chinon, la libération d’Orléans, le sacre du roi à Reims, le procès et la mise à mort à Rouen… constituent les épisodes bien connus d’une destinée héroïque et tragique, se prêtant particulièrement aux interprétations théâtrales. Balises vous donne un aperçu des regards portés sur Jeanne d’Arc pour accompagner la rencontre « L’histoire est-elle une religion comme les autres ? » proposée par la Bpi en janvier 2023.

Photographie en noir et blanc de comédiens costumés en ecclésiastiques, penchés sur le corps d'une comédienne incarnant Jeanne d'Arc
Sarah Bernhardt dans Le Procès de Jeanne d’Arc, d’Émile Moreau, 1909. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Figure récurrente dans la littérature, la peinture et la sculpture, Jeanne d’Arc se retrouve aussi fréquemment au théâtre. Dès 1801, l’écrivain germanique Friedrich von Schiller lui consacre une tragédie, librement traduite en français l’année suivante. Par sa mise en scène d’un personnage héroïque et son évocation d’un Moyen Âge emprunt de surnaturel, cette pièce préfigure l’interprétation de la figure johannique par les artistes romantiques. Elle connaît un grand succès en Europe et nourrit un nouvel intérêt chez les dramaturges français, qui livrent à leur tour leur version de Jeanne d’Arc – Charles d’Avrigny en 1819 et Alexandre Soumet en 1825, par exemple.

Tous sont influencés par le contexte politique. L’héroïne de Schiller devient un symbole d’unité sur un territoire germanophone fragmenté. Soumet projette sur Jeanne d’Arc et sur son époque un patriotisme tout aussi anachronique, dans la mesure où le roi défendu par la jeune femme ne contrôlait ni les provinces sous domination anglaise, ni les États de Bourgogne : 

« Soumet reprend ainsi à Schiller la scène opposant Jeanne au duc de Bourgogne, à la fin de laquelle celui-ci change de camp, convaincu par les arguments patriotiques de Jeanne, qui fait endosser aux Anglais la complète responsabilité de la guerre. La question que pose l’héroïne au duc avant de le quitter se trouve lourdement chargée de symbole : “Es-tu Français ?” Cette réécriture de l’histoire révèle clairement les valeurs que le dramaturge romantique cherche à faire assumer au personnage, qui apparaît ici comme une Jeanne essentiellement laïque, poussée à l’action et au sacrifice suprême uniquement par amour pour la patrie : “Ma vie est d’un instant, la France est immortelle.” »

Isabelle Durand-Le Guern, Le Moyen Âge des romantiques, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 202.

Deux icônes nationales

Photographie de Sarah Bernhardt costumée en Jeanne d'Arc, en armure, avec étendard
Sarah Bernhardt en Jeanne d’Arc photographiée par l’atelier Nadar, 1890. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

À la fin du 19ᵉ siècle, Jeanne d’Arc acquiert une nouvelle popularité sous les traits de Sarah Bernhardt, qui l’interprète à deux reprises : au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 1890, dans une reprise de la pièce de Jules Barbier mise en musique par Charles Gounod (1873), puis dans son propre théâtre en 1909 (actuel Théâtre de la Ville, à Paris), dans un drame historique d’Émile Moreau. La participation de la célèbre comédienne assure aux représentations un certain retentissement, d’autant plus qu’elle s’implique aussi dans la conception des décors, des costumes et, pour la seconde pièce, de la mise en scène.

Appréciée du public comme des critiques, elle contribue, selon la chercheuse Venita Datta, à la commercialisation de la figure johannique et à l’élaboration d’un certain consensus autour de celle-ci. Bernhardt est en effet une vedette médiatique, qui utilise la photographie pour construire son personnage public. Des portraits-cartes de la comédienne costumée en Jeanne d’Arc sont ainsi édités en 1890, suivis en 1909 de cartes postales la représentant sur scène. Deux icônes nationales semblent se confondre, sur ces images mais aussi sur les planches :

« La plupart des comptes rendus tant de 1890 que de 1909 notent le fait que Sarah Bernhardt paraît n’être plus en train de jouer, mais semble, au contraire, “habitée” par l’esprit de Jeanne, de sorte que, sur scène, l’actrice elle-même devient l’héroïne française. […] Cette association étroite de l’actrice et de l’héroïne apparaît également clairement dans la manière dont les critiques décrivent Jeanne comme en même temps divine et accessible, parlant alors à la fois de Jeanne et de Sarah qui joue si brillamment son rôle. »

Venita Datta, « Sur les boulevards : les représentations de Jeanne d’Arc dans le théâtre populaire », Clio. Femmes, genre, histoire n°24, 2006, en ligne.

Jeanne d’Arc, entre deux guerres

Dessin de costumes de théâtre représentant Jeanne d'Arc debout, en armure, un bourreau agenouillé devant elle.
Projet de costume de Charles Ricketts pour la pièce Saint Joan de George Bernard Shaw, 1924. Via Wikimedia Commons

Jeanne d’Arc est béatifiée en 1909, quelques mois avant la première représentation de la pièce de Moreau, puis déclarée sainte en 1920. À la suite de cette canonisation, le dramaturge irlandais George Bernard Shaw signe une tragédie en six scènes et un épilogue intitulée Saint Joan. La pièce est jouée pour la première fois à New York en décembre 1923, avec Winifred Lenihan dans le rôle-titre, et à Londres en mars 1924, avec Sybil Thorndike, dans des costumes et décors de Charles Ricketts. Elle sera portée à l’écran par Otto Preminger en 1957.

Le texte publié est précédé d’une longue préface de Shaw, qui y décrit une femme intelligente, portée par son sens du devoir et de la justice, et un personnage réaliste dans son approche de la guerre, de la monarchie et de l’existence. Shaw voit en Jeanne d’Arc un précurseur du protestantisme et du nationalisme – ce qui, dans le contexte politique du début du 20ᵉ siècle, en fera un symbole de l’indépendantisme irlandais face à la Grande-Bretagne.

À travers les scènes d’interrogatoire et de procès, Shaw souligne la bravoure et le désespoir de son héroïne. Cette interprétation se retrouve dans la pièce Sainte Jeanne des abattoirs de Bertolt Brecht (1930), à la portée politique évidente. L’action est transposée au 20ᵉ siècle, dans les quartiers industriels de Chicago. Jeanne Dark n’est plus une bergère mais une travailleuse idéaliste, en lutte contre les forces capitalistes. Sa prise de conscience progressive reflète celle des spectateur·rices confronté·es à l’exploitation de la classe ouvrière, dans une œuvre d’inspiration marxiste.

Jeanne d’Arc est de nouveau convoquée par Brecht comme symbole de résistance dans Les Visions de Simone Machard : l’adolescente est alors une figure du combat contre l’occupation allemande. Écrite en exil durant la Seconde Guerre mondiale, cette pièce n’est jouée qu’à partir de 1957, après le décès de Brecht. Deux ans plus tard a lieu la première représentation sur scène de Sainte Jeanne des abattoirs. Hanne Hiob, la fille du dramaturge, succède dans le rôle-titre à Carola Neher, qui avait interprété Jeanne Dark dans un enregistrement radio en 1932.

Loin du théâtre épique de Brecht, le dramaturge Paul Claudel et le compositeur Arthur Honegger livrent un mystère lyrique centré sur le martyre et la sainteté de la Pucelle d’Orléans. Intitulée Jeanne d’Arc au bûcher, cette pièce pour deux rôles parlés, un chœur et un orchestre est présentée à Bâle en mai 1938. Ida Rubinstein, sa commanditaire, assume le rôle principal et le reprend l’année suivante lors de la première française, à Orléans. Plusieurs autres mises en scène sont proposées en France, en Belgique et en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale, avec différentes comédiennes.

La figure johannique est alors revendiquée par la Résistance comme par les partisans du régime de Vichy. Quelques années après la Libération, Jean Anouilh se penche sur le procès de Jeanne d’Arc dans L’Alouette (1953), inspirée notamment par la pièce de Shaw et les travaux de l’historien Jules Michelet. Antigaulliste, l’auteur parsème son texte de références au second conflit mondial ; le personnage de l’évêque Cauchon, en particulier, défend la voie d’une collaboration pragmatique avec l’ennemi occupant Rouen.

Nouvelles mises en scène

Après plusieurs décennies particulièrement fécondes, la figure johannique perd de son attrait pour les dramaturges de la seconde moitié du 20ᵉ siècle. Jeanne d’Arc continue néanmoins de brûler les planches grâce à de nouvelles mises en scène de pièces déjà publiées. Plusieurs comédiennes endossent ainsi le costume de cette figure historique, en même temps qu’elles se confrontent à de grands textes du répertoire théâtral.

La Jeanne d’Arc de Charles Péguy est incarnée par Catherine Salviat en 1988, dans une mise en scène de Jean-Paul Lucet à la Comédie-Française, et celle de Claudel et Honegger par Isabelle Huppert en 1992, dans une mise en scène de Claude Régy à l’Opéra Bastille. Ce même rôle est repris, entre autres, par Sylvie Testud en 2005 pour le Festival Radio-France de Montpellier, par Audrey Bonnet en 2017 dans une mise en scène de Romeo Castellucci à l’Opéra de Lyon et à la Monnaie de Bruxelles, et par Marion Cotillard sous différentes directions artistiques entre 2005 et 2022.

L’Alouette d’Anouilh fait également l’objet de plusieurs mises en scène – avec, en 2012, Sara Giraudeau dans le rôle-titre –, de même que Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht. En 2016, la metteuse en scène Marie Lamachère souligne les dimensions poétique et anticapitaliste du texte et transpose cette intrigue au 21ᵉ siècle – autre crise économique, autre montée de l’extrême droite.

Une inspiration queer

En parallèle, Jeanne d’Arc fait l’objet de nouvelles interprétations soulignant son androgynie ou son identité queer, par des essayistes et des chercheur·ses, mais aussi par des artistes. La pièce I, Joan, écrite par Charlie Josephine et mise en scène par Ilinca Radulian, est créée au Shakespeare’s Globe de Londres en 2022. Isobel Thom y incarne un·e Jeanne non-binaire, dont la vocation divine et l’expression de genre sont guidées par une croyance et une identité profondes.

La dimension physique de la pratique théâtrale est soulignée par la mise en scène : les comédien·nes sont sans cesse en mouvement et des percussions accompagnent certains passages dansés. Le personnage principal s’adresse parfois directement au public debout dans la fosse, prêt à suivre dans sa quête ce·tte Jeanne moderne et visionnaire.

Publié le 16/01/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Le Moyen Âge des romantiques

Isabelle Durand-Le Guern
Presses universitaires de Rennes, 2001

Chercheuse en littérature comparée, Isabelle Durand-Le Guern revient dans cet ouvrage sur les représentations du Moyen Âge par les artistes et écrivain·es romantiques allemand·es, français·es et anglais·es. Un chapitre complet est consacré aux évocations de Jeanne d’Arc, dans lequel l’autrice analyse notamment les pièces de Schiller et de Soumet.

À la Bpi, niveau 3, 81.047 DUR et en ligne sur OpenÉdition

« Sur les boulevards : les représentations de Jeanne d’Arc dans le théâtre populaire », par Venita Datta | Clio. Femmes, genre, histoire n°24, 2006

Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la France à la fin du 19ᵉ siècle, Venita Datta analyse ici les représentations de Jeanne d’Arc dans les pièces de Barbier et de Moreau, interprétées toutes deux par Sarah Bernhardt :

« À travers ces deux pièces, les auteurs républicains et leur célèbre collaboratrice tentent de créer une image de Jeanne, “la sainte patriotique”, image “au-delà de la politique”, qui puisse être associée à la République aussi bien qu’à l’Église catholique. Mais le consensus autour de Jeanne est fragile. Sous l’unité de surface, apparaissent une série de querelles, non seulement sur la politique et l’identité nationale, mais aussi sur le genre, la culture de masse, le théâtre, et sur Sarah Bernhardt elle-même. »

Jeanne politique. La Réception du mythe de Voltaire aux Femen

Vincent Cousseau, Florent Gabaude et Aline Le Berre (dir.)
Presses universitaires de Limoges, 2017

L’élaboration, la propagation et l’exploitation du mythe johannique sont au cœur de cet ouvrage collectif incluant plusieurs chapitres consacrés aux représentations de Jeanne d’Arc au théâtre.

Till Kuhnle, chercheur en littérature comparée, y évoque l’interprétation de Jeanne d’Arc chez Shakespeare et chez Schiller, et notamment les références à son charisme et à sa pureté. Aline Le Berre, professeur de langue et littérature germaniques, revient également sur la pièce de Schiller, en interrogeant cette fois l’articulation entre héroïsme et féminité. L’historien Jérôme Grévy se penche sur le théâtre johannique de la fin du 19ᵉ siècle, à travers quatre exemples : la mise en scène de 1890 du texte de Barbier, les pièces de Péguy, la Jeanne d’Arc de l’écrivain et sénateur républicain Joseph Fabre, et la représentation d’un texte de l’historien Paul Allard mis en musique par Charles Lepneveu à Rouen en 1886.

Le chercheur germaniste Florent Gabaude brosse le portrait de la Jeanne résistante et partisane d’Anna Seghers, de Bertolt Brecht et de Carl Schmitt, tandis que Sophie Coudray, docteure en études théâtrales, analyse les usages de Jeanne d’Arc dans le théâtre de Brecht, d’Hélène Cixous, de Carolyn Gage et de Simon Gauchet.

À la Bpi, niveau 2, 944-58 JEA

Le Médiéval sur la scène contemporaine

Michèle Gally et Marie-Claude Hubert (dir.)
Presses universitaires de Provence, 2014

Issu d’un colloque organisé à Marseille en novembre 2012, cette publication collective comprend plusieurs articles sur Jeanne d’Arc comme figure médiévale. Pascal Lécroart, professeur de littérature française, interroge les évocations du Moyen Âge dans la dramaturgie et les mises en scène de Jeanne d’Arc au bûcher de Claudel et Honegger. Jeanyves Guérin, spécialiste de la littérature française et du théâtre du 20ᵉ siècle, analyse quant à lui les représentations de cette période et la portée politique de deux pièces costumées d’Anouilh, dont L’Alouette.

À la Bpi, niveau 3, 81-2″20″ MED et en ligne sur OpenÉdition

Sainte Jeanne des abattoirs, texte de Bertolt Brecht et mise en scène de Marie Lamachère | Dossier pédagogique, 2016

Ce dossier pédagogique a été élaboré par Sophie Rigoureau pour la MC2, Scène nationale de Grenoble. Il offre une présentation détaillée de la pièce Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht, en la replaçant à la fois dans la trajectoire biographique et artistique de son auteur et dans le contexte politique et social de l’époque. Il éclaire également la mise en scène envisagée par Marie Lamachère en 2016, ainsi que la scénographie proposée par Delphine Brouard.

« Who was Joan of Arc? », par Evey Reidy | Shakespeare's Globe, 11 juillet 2022

Publié en accompagnement de la pièce I, Joan au Shakespeare’s Globe, ce billet de blog en anglais revient brièvement sur la biographie de Jeanne d’Arc et sur ses multiples interprétations littéraires et artistiques. Il évoque en particulier la représentation peu flatteuse qu’en proposa Shakespeare dans sa pièce Henri VI (première partie, vers 1591), et la biographie rédigée par l’autrice Vita Sackville-West (1936), qui dépeignit Jeanne d’Arc comme lesbienne.

Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d'Arc

Pascal-Raphaël Ambrogi et Dominique Le Tourneau
Desclée de Brouwer, 2017

Énorme ouvrage d’environ deux mille pages, ce Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc comprend notamment des entrées aux noms de plusieurs dramaturges, metteur·ses en scène et comédiennes, utiles à l’identification et à l’analyse des évocations théâtrales de la figure johannique.

À la Bpi, niveau 2, 235 JEAN.A 2

Jeanne d'Arc. Histoire et mythes

Jean-Patrice Boudet et Xavier Hélary (dir.)
Presses universitaires de Rennes, 2014

Cet ouvrage collectif consacré à l’histoire et aux multiples interprétations de Jeanne d’Arc comprend notamment un chapitre intitulé « Peut-on rire de Jeanne d’Arc sur la scène théâtre au 19ᵉ siècle ? ». L’historienne Julie Deramond, qui a consacré sa thèse aux musiques johanniques entre 1800 et 1939, se penche ici sur les pièces comiques, vaudevilles et pantomimes du début du 19ᵉ siècle. Si des allusions au sexe et à la virginité de la jeune femme sont alors utilisées comme ressort comique, cet humour reste néanmoins contenu : « très vite, il est question de rire avec Jeanne d’Arc et non de rire d’elle. »

À la Bpi, niveau 2, 944-58 JEA

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