Quels traitements cinématographiques de la Shoah ?
Un utilisateur d’Eurêkoi, service de réponses et recommandations à distance assuré par des bibliothécaires, souhaiterait connaître les choix que les cinéastes ont faits pour traduire l’horreur de la Shoah. Les bibliothécaires du réseau ont identifié les problématiques liées au sujet et lui proposent des pistes de lectures, alors que la Cinémathèque du documentaire programme un cycle « Claude Lanzmann, le lieu et la parole » à la Bpi fin 2023.
La représentation du réel pose toujours un problème de vérité : a-t-on affaire à « ce qui s’est réellement passé », selon la formule de Leopold von Ranke, ou à une recréation plus ou moins fantaisiste ? Cette question se trouve, dans le cas de la Shoah, redoublée par d’autres plus redoutables encore liées à la mise en images de l’indicible, l’insoutenable.
« Comment diriger une caméra (…) pour entrer de plain-pied dans l’histoire et faire œuvre artistique sans se borner à simplement relater des événements ? À quelles responsabilités formelles et morales est-on astreint si l’on veut comprendre et faire comprendre les complexités de l’Holocauste à travers des représentations filmées ? », s’interroge Cécile Vigour dans son article « Shoah et cinéma : étude comparée de Shoah de Claude Lanzmann et La vie est belle de Roberto Benigni (note critique) » (Terrains & travaux, 2002/1, n° 3, p. 38-62). Alors, de quels traitements la Shoah a-t-elle fait l’objet ? De quelle manière le cinéma s’en est-il emparé ?
Le défi de représentation cinématographique de la Shoah
Le problème du rapport à la vérité
Images, cinéma et Shoah, de Renée Dray-Bensousan (dir.), L’Harmattan, 2017. L’image artistique n’a cessé d’être suspectée de mentir, de donner un accès faussé à une réalité désormais lointaine. Le cinéma permet de poser et de reposer la question de la représentation possible du génocide, et de son lien avec la réalité.
Une représentation déformante : l’impact du point de vue
Screening Auschwitz. Wanda Jakubowska’s The Last Stage and the Politics of Commemoration, de Marek Haltof, Northwestern University Press, 2018, consultable sur openresearchlibrary.org. Ce livre analyse une des premières représentations d’Auschwitz, dans La Dernière Étape (1948), de la réalisatrice Wanda Jakubowska, motivée par « son besoin d’enregistrer, de dire la vérité sur Auschwitz-Birkenau, de commémorer les morts, et de mettre en garde contre la répétition de cette histoire ». Ce traitement cinématographique n’est pas neutre pour autant, comme le souligne l’auteur : dans la production d’après-guerre, l’évocation des faits historiques cherche à rendre compte de l’horreur du génocide mais reste soumise aux représentations et réalités politiques de l’époque.
Une représentation occultante : l’instrumentalisation politique de la mémoire nationale
« Depuis 2000, à la suite de débats approfondis sur le “pogrom de Jedwabne”, une prolifération d’initiatives a démontré la volonté de dialoguer avec le passé juif polonais en Pologne et d’affronter les ombres de l’histoire nationale. […] Cependant, comme le suggère l’analyse des récents documentaires polonais et de la série télévisée Time of Honor, une fiction basée sur la Résistance à Varsovie pendant l’Occupation, qui caractérise l’image dégradante, voire négative, des Juifs dans leurs rapports avec la société polonaise pendant l’Holocauste, l’industrie cinématographique et la télévision nationale restent en retrait par rapport au travail des historiens. »
Traduction du résumé en anglais
Une représentation factice : la manipulation pour désinformer
« Le double jeu du cinéma : filmer Terezin et Westerbork », par Sylvie Lindeperg, Revue d’Histoire de la Shoah, 2011/2, n° 195, p. 19-38. Les images des camps de concentration ont fait l’objet de manipulations par les nazis eux-mêmes à des fins de désinformation, comme l’expose Sylvie Lindeperg.
« Plus encore que la visite de la Croix-Rouge, le film Theresienstadt parvient à s’émanciper du réel en excluant du champ les miradors, le commandant et les gardiens. Au glissement sémantique du titre – le camp-ghetto devenu “zone de peuplement” – correspond l’effacement des conditions de l’internement qui transfigure les détenus juifs en libres citoyens d’une “ville normale de province”. Le scénario entretient également la fiction d’une vie de famille […]. »
La dimension artistique face à la dimension didactique
Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, de Hélène Camarade, Élizabeth Guilhamon et Claire Kaiser (dir.), Presses du Septentrion, 2013. L’ouvrage comporte un chapitre intitulé « La Shoah au cinéma. Entretiens croisés », de Claire Kaiser, Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, dont le début concerne justement le traitement cinématographique du réalisateur Robert Thalheim, réalisateur du film dramatique Et puis les touristes (2007)
« Sylvie Lindeperg : Le film de Thalheim est en effet exempt de tout pathos, il évite les jugements en surplomb et les leçons de morale rétrospective. Il est peut-être un peu didactique et ses dialogues sont parfois inutilement explicatifs. En un sens, le réalisateur ne fait pas assez confiance à l’image dans sa puissance d’évocation intrinsèque. »
La Shoah. Le cinéma aux limites de la représentation : the dark deadline, thèse de doctorat d’Alain Kleinberger, sous la direction de Francis Vanoye, soutenue en 2002 à l’université Paris-Nanterre (anciennement Paris-X) (consultable dans 3 bibliothèques universitaires ). La dernière partie de cette thèse s’intéresse à « la mise en scène des bourreaux, des victimes, le conflit entre réalité historique et vérité artistique, les conventions, la fiction elle-même » à travers l’étude de différents films, dont Récits d’Ellis Island de Robert Bober et Georges Perec (1979), envisagé « comme une évocation distanciée, neutre, de la catastrophe. »
« Les images – films et photographies – prises à la libération des camps d’extermination nazis, ont bouleversé notre relation à l’image en général. Elles ont constitué les preuves de ce à quoi il eût été impossible de croire sans elles. Dans Nuit et Brouillard, Alain Resnais en fait un usage exemplaire. Plus problématique est l’évocation de la Shoah dans les films de fiction inévitablement marqués par une mise en scène artistique de l’horreur, laquelle a toujours suscité de sévères critiques. »
Un problème moral : comment mettre en image l’insoutenable ?
L’Holocauste à l’écran, d’Annette Insdorf, Éditions du Cerf, 1985. Ce travail, d’abord paru en France dans la revue CinémAction, aborde aussi bien la question du langage approprié à l’événement que les stratégies narratives mises en place dans différents films, ou la manière de « donner une forme à la réalité ». Le sommaire est consultable sur le site de CinémAction.
Montrer, au risque du voyeurisme, ou ne pas montrer ?
« À l’inverse [du film La Liste de Schindler] dans Nuit et Brouillard, Resnais montre la chambre à gaz en détail. Il s’attarde sur les tuyauteries, les portes à œilleton, les lucarnes, le béton du plafond labouré par les ongles. Le souci de Resnais est avant tout pédagogique. Les images s’inscrivent dans l’exigence d’une vérité irréfutable, rendue nécessaire par la naissance des thèses négationnistes. »
Lanzmann, lui, préfère montrer une maquette, considérant que les chambres à gaz sont « des lieux impénétrables, impropres à toute forme de représentation directe. »
« On en revient donc à la question fondamentale : le cinéma de fiction est-il en mesure de saisir et de transmettre la spécificité de la Shoah ? À cet aune, on pourrait reprocher au Fils de Saul de détourner notre regard de l’essentiel (les centaines de juifs qui durant le temps de la fiction vont être assassinés en arrière-plan ou hors-champ) au profit d’un récit symbolique archétypal (cf Antigone cherchant à enterrer Polynice) qui questionne notre humanité. On peut aussi estimer que le cinéma ne peut faire autrement, voire que c’est précisément sa fonction, comme le critique Jean-Michel Frodon qui convoque à propos du film “ le bouclier d’Athéna “ du philosophe Siegfried Kracauer : celui-ci “comparait le cinéma au bouclier de Thésée, ce miroir offert par Athéna et qui permettait de regarder indirectement la Gorgone sans être paralysé par elle”. »
« Les conventions qui régissent toute mise en scène, y compris les documents les plus authentiques – alternance du noir et blanc et de la couleur, systématisation des flashbacks, points de vue subjectifs – favorisent ainsi la réhabilitation de la fiction elle-même, trop souvent décriée. Ces conventions n’ont pas pour fonction d’informer, mais par les moyens de l’art – symbole, métaphore, métonymie – elles manifestent l’état de l’opinion à un moment donné, provoquent l’empathie des nouvelles générations et créent le choc d’une découverte métaphysique, celle du mal en action. Les meilleurs films de fiction ont pris conscience des enjeux et des limites de la représentation et font de ces mêmes contraintes “l’étendue et les moyens de leur propre pouvoir” ».
Traduction du résumé en anglais.
La comédie n’est-elle pas intolérable sur un tel sujet ?
« Ce projet de recherche est né de l’émotion suscitée par le film de Roberto Benigni, La vie est belle (Grand Prix du Jury à Cannes en 1998), et surtout de la perplexité devant la polémique que ce film a provoquée, en raison du parti pris de présenter la Shoah sous forme de fiction, où le comique, et surtout l’humour noir, sont rois. Ce débat ne peut être compris qu’en référence à une littérature et à une filmographie antérieures sur la Shoah. Il renvoie au “problème de l’indicible” et de “l’irreprésentable” : d’abord, comment parler avec justesse de la Shoah ? Le langage peut-il en rendre fidèlement compte ? Enfin, dans quelle mesure et sous quelle forme un artiste est-il en droit de représenter la Shoah ? »
Extrait de l’avant-propos.
Quelques options de traitement cinématographique de la Shoah
La mise en place de stéréotypes désignant la Shoah dans la représentation collective
« Le film de Jakubowska a façonné la future représentation des camps de concentration de l’Allemagne nazie. Il a également présenté les images de la vie dans les camps qui sont désormais archétypiques et remarquables dans de nombreux films sur l’Holocauste et l’univers concentrationnaire. Ces images comprennent, entre autres, les appels du matin et du soir sur l’Appelplatz ; l’arrivée d’un train de transport à Auschwitz II (Vernichtungslager Birkenau) – une locomotive à vapeur avançant lentement, dans un épais brouillard, à travers la “porte de la mort” vers les gardes SS armés de chiens ; la séparation des familles à leur arrivée à la rampe de déchargement de Birkenau ; le travelling sur les affaires laissées par les victimes du camp gazées ; des plans des baraquements de prisonniers bondés ; et la juxtaposition de l’orchestre du camp jouant. ».
Traduction d’un extrait de l’introduction.
Dans L’Histoire infilmable : les camps d’extermination nazis à l’écran, Vincent Lowy présente également certains motifs récurrents « parce qu’ils constituent concrètement le parcours qui conduit la victime vers la chambre à gaz » : prise de vues ferroviaires, « mise en images du site concentrationnaire marquée par l’emploi récursif du travelling », la fumée, la présence de l’enfance… Mais il insiste aussi sur leur statut métaphorique.
Des options de traitement cinématographique souvent antithétiques
Malgré des motifs récurrents, loin que l’événement historique qu’est la Shoah ait imposé un traitement unifié, les films « de référence » ont été construits « en opposition déclarée au précédent », insiste Vincent Lowy (L’Histoire infilmable, p. 84). Il cite quelques choix de traitement réalisés par les cinéastes.
Le montage
La Liste de Schindler adopte le montage classique d’un film romanesque, avec une alternance fondée sur un aller-retour constant entre les images d’archives et les images filmées dans les camps par l’équipe du film, tandis que le montage de Shoah « épouse la structure spiralée du film : il est constitué de longs plans mis bout à bout sans effets de rupture ou d’accélération » (L’Histoire infilmable, p. 114-115).
L’exploitation ou le rejet des images d’archives
« On sait que Shoah a été conçu en réaction à la vision incomplète et approximative que présente le film de Resnais. […] Le film de Lanzmann se caractérise par l’absence d’images d’archives, l’importance accordée à la spécificité antisémite du crime nazi, l’absence de commentaire, l’accent mis sur la durée de l’enquête et des plans, l’importance des témoignages qui, dans leur intensité et leur charge émotionnelle, tiennent vraiment lieu de travail d’ensevelissement des victimes. »
Nuit et Brouillard, un film dans l’histoiredeSylvie Lindeperg, Odile Jacob, 2007. Dans ce livre, avant tout axé sur la réception du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, l’autrice « pose, dans toute son actualité, la question du rapport entre l’archive et la représentation des camps. »
Une reconstitution méticuleuse du décor des camps ou l’ambiguïté d’un décor improbable
Le film La Liste de Schindler de Steven Spielberg prend le parti d’une reconstitution dans les moindres détails, tandis que La vie est belle transporte dans un décor improbable, mais crée pourtant, par le personnage « d’histrion » qu’incarne Roberto Benigni, « un puissant climat de désespoir et d’absurdité qui cherche à évoquer certains passages des récits de Primo Levi », relève Vincent Lowy (L’Histoire infilmable, p. 83).
L’usage de la couleur ou du noir et blanc
« Shoah est un film entièrement en couleur […] Un soin particulier paraît avoir été apporté au rendu naturel de la lumière […] Le rendu visuel des sites extérieurs est très réaliste, par l’usage de couleurs plates, austères, dépourvues d’éclat. […] À l’inverse, les couleurs de Nuit et Brouillard paraissent vibrantes : c’est essentiellement à cause de l’effet d’alternance avec les images en noir et blanc. »
Il s’agit, explique Vincent Lowy, d’un « refus de la reconstitution », porté par la volonté « d’ancrer le lieu-symbole dans le présent, afin d’en tirer plusieurs enseignements conjoints : l’idée du déchiffrement, du témoignage et de la permanence » (L’Histoire infilmable, p. 171). Cette construction est analysée dans Shoah, une double référence ?, de Rémy Besson (MkF Éditions, 2017) à propos du film Shoah, de Lanzmann. Cet ouvrage décrypte, plus largement, la diversité des dispositifs filmiques, la construction de la cohérence par le montage, ou encore le traitement des images et des sons dans ce film.
Une évolution qui a suivi les avancées de l’historiographie
« Les Écrans de la Shoah », Revue d’histoire de la Shoah, 2011/2, n° 195. Un numéro extrêmement riche sur le sujet. L’éditorial de Georges Bensoussan retrace un historique du traitement de la Shoah.
« L’image a-t-elle réussi à montrer la singularité absolue de cette histoire dans le massacre généralisé de la guerre ? Le décryptage des premières images venues de l’Est comme de l’Ouest montre que l’on s’est très tôt employé, au contraire, à reléguer à l’arrière-plan le calvaire des Juifs. Premiers exterminés, ils sont les premiers oubliés de 1945. L’indistinction des “camps” et le mélange des images dissout leur sort dans l’histoire du monde concentrationnaire. »
L’Histoire infilmable est une analyse fondée sur la comparaison de trois œuvres décisives, qui évoquent directement le phénomène exterminateur : Nuit et Brouillard (1955) d’Alain Resnais, Shoah (1985) de Claude Lanzmann et La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg. Ces films correspondent aux trois grandes phases de la perception historique qui se sont succédé depuis 1945, depuis la volonté d’oubli, le mélange de mise à distance et de compassion qui ont marqué les années d’après-guerre jusqu’aux problèmes d’interprétation et la surenchère polémique et médiatique que l’on connaît aujourd’hui.
Des films pour le dire, reflets de la Shoah au cinéma 1945-1985 de Claudine Drame, Métropolis, 2007. D’après la recension critique qu’en a proposée Vincent Lowy, cet ouvrage constitue un « travail de synthèse à vocation plutôt scolaire, qui paraît destiné à ceux qui abordent cette question pour la première fois […] Elle divise son travail en quatre grandes parties : la première est consacrée aux actualités de 1945, qu’elle considère comme le berceau de la représentation des camps […] ; la deuxième au cinéma d’après-guerre et au silence assourdissant qui accompagne les années 1945-1955 à ce sujet ; la troisième aux premières tentatives de représentation directe et la quatrième aux films nombreux et dépareillés dans les années 1964-1984. »
Shoah de Claude Lanzmann, une étape décisive
Le film de Lanzmann constitue un moment crucial dans l’histoire du traitement de cet événement par le cinéma.
« Shoah est un film-sépulture qui tient lieu, comme toutes les grandes œuvres de recherche, compilations et témoignages de cette nature, de prière pour les morts, de conjuration, de remède à l’éternel anonymat des victimes. […] Comme toute cérémonie funéraire, ce travail ne pouvait être accompli qu’une seule fois. […] La simulation du chagrin et de la brutalité, l’humour, le suspense, la simplification historique sont autant de mécanismes cinématographiques qui peuvent être employés désormais puisque le travail d’ensevelissement a été conduit : après le film de Claude Lanzmann, le génocide peut devenir un sujet comme un autre. »
« Du Dictateur de Chaplin à La Liste de Schindler, de Nuit et Brouillard à Shoah, de la polémique entre Lanzmann et Godard aux débats sur le virtuel : l’extermination des Juifs d’Europe a mené le cinéma, plus que tout autre art et moyen d’expression, à remettre en question ses codes et ses techniques. C’est en référence à la Shoah qu’a été construite une part décisive de la pensée du cinéma moderne. Et, consciemment ou non, beaucoup des plus beaux films des soixante dernières années portent la marque de cet événement. Pour rendre compte de ces phénomènes, ce livre réunit des textes de cinéastes, d’historiens, de journalistes, de philosophes et de chercheurs qui visent aussi à prendre la mesure des questions contemporaines construites à partir de la confrontation entre le cinéma et la Shoah. » (Quatrième de couverture)
Voir aussi la critique de cet ouvrage par Vincent Lowy, sur Open Editions Journals.
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