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Appartient au dossier : 5 déclinaisons du jeu de rôle

Déclinaisons du jeu de rôle #5 : expériences interactives ou non linéaires

Des scénarios à l’infini ou au choix, des histoires non-linéaires à construire… L’art et les industries culturelles empruntent aux codes du jeu de rôle pour proposer des expériences immersives innovantes. Balises vous propose d’en découvrir quelques-unes, à l’occasion du cycle « Jeux de rôle » organisé à la Bpi en 2023.

télécommande
Image par Maria_Domnina, via Pixabay

Le jeu est un loisir en pleine croissance, avec ses 37,4 millions de joueur·ses de jeu vidéo et près de 100 000 joueur·ses passionné·es (hors grand public) de jeux de société, en France, en 2022. Cet engouement se décline en ligne, où les plateformes de jeux mettent en contact des millions d’amateur·rices de jeux de société ou vidéo. Une centaine de chaînes YouTube francophones sont dédiées aux jeux de société et on recense 166 chaînes spécialisées dans les jeux de rôle. Des communautés de passionné·es de jeux de rôle se fédèrent autour de chaînes d’actual play et endossent alors le rôle de spectateur·rices. Twitch et les réseaux sociaux se font l’écho de ces passions et les industries culturelles s’intéressent de plus en plus aux codes ludiques pour dialoguer et expérimenter avec ce public de plus en plus volatile et avide d’action.

Des scénarios de jeux qui se construisent en jouant

Le secteur des jeux vidéo est particulièrement dynamique et se saisit des opportunités technologiques pour créer toujours plus d’interactivité et améliorer l’expérience du joueur·se. L’intelligence artificielle permet de générer une interactivité non programmée par les développeur·ses du jeu. Depuis 2018, elle est utilisée pour animer les personnages secondaires des jeux. Ainsi, dans Quake III Arena, les bots deviennent adversaires ou équipier·ères et modifient leur comportement au fur et à mesure de leur apprentissage. Des chercheur·ses de Stanford ont recréé un monde peuplé de personnages animés par l’intelligence artificielle en s’inspirant du jeu Les Sims. Ces agents génératifs, à qui les concepteur·rices ont attribué une routine et des qualités, s’adaptent en permanence et de manière autonome aux demandes, créant une aventure non planifiée et unique. Les agents deviennent acteur·rices du jeu au même titre que le joueur·se, qui peut aussi se contenter de la position de spectateur·rice et observer les actions et réactions de ces nouveaux protagonistes. 

Spectateur·rice et acteur·rice

Les créateur·rices de spectacles ou de performances utilisent les ressorts ludiques et placent le ou la spectateur·rice aux manettes ou au cœur du récit pour lui procurer une expérience unique qui s’apparente à un jeu de rôle grandeur nature. En 1995, par exemple, Maurice Benayoun invite son public à participer au Percement du tunnel de l’Atlantique au Centre Pompidou. Deux personnes, l’une à Montréal, l’autre à Paris, endossent le rôle de foreur·se d’un tunnel virtuel et s’installent aux commandes d’un tunnelier. Des images et des sons apparaissent en fonction de la façon dont iels creusent et interagissent entre elleux.

Dans les arts de la rue, le stand-up ou au théâtre, l’interaction avec le public consiste généralement à interpeller ou à inviter une ou plusieurs personnes sur scène. Le scénario de base est alors légèrement modifié et le texte improvisé se voit influencé par la personnalité du ou de la spectateur·rice. Le théâtre immersif va plus loin en interrogeant la place de ce ou cette dernier·ère et en cherchant à lui procurer une expérience unique. En 1977, le metteur en scène français André Engel embarque ses spectateur·rices dans un vrai-faux voyage pour Un Week-end à Yaïek à destination d’un village de décors. La compagnie britannique Punchdrunk, fondée en 2000, abolit la frontière entre la salle et la scène, pour construire un « monde théâtral » que les spectateur·rices arpentent le temps de la représentation, sans script mais en interaction avec les acteur·rices qui l’habitent. Ce monde théâtral est nourri de références littéraires et cinématographiques. Sans scénario, un récit émerge au fil des découvertes. L’expérience s’apparente à un jeu vidéo dans lequel le public joue le rôle d’enquêteur et de témoin. 

Une démarche similaire a été initiée par cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky, avec son projet artistique DAU. En 2008, il reproduit un institut de physique de l’ère stalinienne, grandeur nature, à Kharkov (Ukraine). Il y filme pendant trois ans différentes personnes jouant leur propre rôle, sans texte ni consignes, exerçant leur profession d’origine en étant coupées du monde. Le cinéaste enregistre 700 heures de films, réalise 13 longs métrages et de nombreux documentaires à partir de ce gigantesque jeu de rôle. L’installation au Centre Pompidou et au Théâtre du Chatelet en 2019 donne également lieu à une mise en scène immersive qui plonge le·a visiteur·se dans un univers à explorer avec lequel iel interagit.

Des récits « dont vous êtes le héros »

Le principe du choix par le public d’un scénario, du type « le livre dont vous êtes le héros », est sans doute la forme la plus simple à mettre en œuvre et la plus déclinée. Le premier film interactif est Kinoautomat (1967) réalisé par le cinéaste tchèque Radúz Činčera. Un présentateur montait sur scène pour soumettre la suite du film au vote des spectateur·rices au moyen de boutons, et la bobine correspondant au choix était lancée. Ensuite, les cédéroms et les DVD ont permis des séquençages de vidéo, utilisés surtout dans les jeux vidéo. Les plateformes de streaming remettent l’interactivité sur le devant de la scène en proposant de nouvelles fictions interactives produites dans l’intention de concurrencer le jeu vidéo. En 2018, HBO produit la mini-série policière Mosaïc, en 6 épisodes réalisés par Steven Soderbergh. Cependant, c’est Netflix qui marque les esprits la même année, en diffusant deux films interactifs pour enfants, et surtout l’épisode « Bandersnatch » de la série Black Mirror. Le spectateur·rices a dix secondes pour effectuer un choix qui va modifier le scénario avant qu’une suite ne se lance. Les 150 minutes d’images sont découpées en 250 segments et, généralement, les choix effectués forment un parcours moyen de 90 minutes. Selon le réalisateur américain Armen Perian, ce format est amené à se développer. Les nouvelles technologies comme l’eye-tracking rendront l’expérience encore plus fluide.

On trouve des exemples de récits non linéaires dans d’autres domaines, sur d’autres médias. Ainsi, la pièce de théâtre GEEK (2022) fait voter son public et annonce 19 000 combinaisons possibles par représentation. Elle affirme sa référence au jeu vidéo par son esthétique et son titre. Sur les réseaux sociaux, on peut trouver des conversations structurées pour permettre de choisir son récit afin d’engager l’internaute et lui proposer, par exemple, un contenu pédagogique de façon ludique. France Culture propose aussi un podcast interactif, Les Hauts Plateaux de Xanadu (2022), dans son émission L’Expérience. Réalisé en son binaural pour une expérience immersive, il se pilote à l’aide d’un lecteur interactif qui permet de suivre le personnage de son choix à des moments clés. Enfin, pour terminer cette liste d’exemples attestant de l’attrait contemporain pour l’interactivité et le jeu, citons l’ouvrage, La Mâchoire de Caïn, écrit par Edward Powys Mathers sous le pseudonyme Torquemada en 1934 et qui n’avait jamais été traduit en français avant sa publication par le Livre de poche en 2023. Cette énigme policière est un puzzle d’une centaine de pages à remettre dans l’ordre pour la résoudre.

Publié le 29/05/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Créer et produire pour les nouveaux médias : le guide de la narration interactive et transmédia

Benjamin Hoguet
Dixit, 2016

L’auteur de cet ouvrage part du constat que, de nos jours, comme « les audiences « passives » ont tendance à se disperser, les créateurs d’histoires cherchent de nouveaux moyens d’entrer au contact avec le public, à s’engager dans des expériences dans le monde réel. Et de nouvelles aires de créativité émergent, plus excitantes que jamais. » C’est pour cela qu’il s’intéresse à la création pour les nouveaux médias ainsi qu’aux fondamentaux de la narration interactive. Ce guide est le premier titre de la collection La Narration réinventée dédiée aux nouveaux médias.

À la Bpi, niveau 3, 791.4(076) HOG

« Hétérotopie DAU : Vers une analyse spatiale du post-cinéma », par Alexandre Zaezjev | Images secondes, n°03, 2022

La revue Images secondes explore et analyse les mutations du cinéma. Dans cet article, Alexandre Zaezjev étudie DAU, l’œuvre expérimentale du réalisateur russe Ilia Khrjanovski, ses conditions de sa réception et son rôle dans l’expansion transmédiatique du cinéma contemporain.

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