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Appartient au dossier : Filmer la fragilité, révéler la force

Silent Voice, la voix d’une vie brisée

Avec ce premier film, sorti en France en 2020, Reka Valerik s’attaque au sujet de la répression de l’homosexualité en Tchétchénie, sous le régime dictatorial de Ramzan Kadyrov. Le réalisateur tchétchène raconte, sans filmer son visage, ni recueillir ses paroles, l’histoire de Khavaj, jeune homosexuel condamné à mort qui a fui son pays. Le film, accessible sur la plateforme de cinéma documentaire « Les yeux doc », est l’un des quatre lauréats du Prix du public Les yeux doc 2025.

Un homme, vu de profil, recroquevillé sur son lit d'hôtel
Silent Voice de Reka Valerik © Dublin films, Need Productions, Maelstrom studios, 2020

Dès les premiers plans du film Silent Voice, Khavaj, jeune espoir du MMA (Mixed Martial Arts), apparaît de dos. La caméra s’attarde sur le haut de son corps, sur sa main posée sur sa nuque. Son visage reste hors-champ, seuls les sons qu’il produit viennent troubler le silence. Tout au long du documentaire, Reka Valerik filme cet homme de très près, sans jamais dévoiler son identité. Le réalisateur ne livre de cette silhouette que des fragments de corps, par des cadrages resserrés, qui traduisent l’enfermement et la situation oppressante dans laquelle se trouve son personnage. Il s’accommode aussi de sous-expositions pour saisir, dans la pénombre, cette tête sans visage, qui ne doit pas être identifiable. Cet anonymat est un impératif car Khavaj est Tchétchène et homosexuel, condamné à mort dans son pays. Silent Voice décrit l’enfer de son quotidien, à la fois en Tchétchénie où il est pourchassé, et en Belgique où il se cache.

Toute la difficulté pour le réalisateur a été de le filmer sans montrer son visage ni recueillir ses paroles. Khavaj souffre d’une aphonie psychogène, c’est-à-dire une extinction de voix due à un traumatisme psychologique. Ce trauma est celui d’avoir été torturé, chassé de son pays, coupé de sa famille et d’être poursuivi par ceux qui veulent le tuer, en raison de son homosexualité.

L’homosexualité réprimée

En Tchétchénie, le régime tyrannique de Ramzan Kadyrov, proche de Poutine, mène depuis mars 2017 une opération de répression à l’encontre des Tchétchènes homosexuels ou soupçonnés de l’être. Khavaj fait partie de ces victimes. « Sous torture, il a avoué qu’il était homosexuel. Toutes les personnes de son téléphone ont été interrogées. En Tchétchénie, vous pouvez être accusé·e d’homosexualité, simplement parce que vous êtes en contact avec des homosexuels », confie le réalisateur de Silent voice, à Balises en mars 2025, dans le cadre d’une rencontre organisée par Les Yeux doc.

Plus d’une centaine de personnes ont été arrêtées et emprisonnées pour homosexualité dans des prisons secrètes près de Grozny, a révélé en avril 2017 le journal d’opposition russe Novaïa Gazeta, aujourd’hui interdit par le Kremlin. Ramzan Kadyrov encourage aussi les crimes d’honneur contre les homosexuel·les au sein de la famille, comme cela est précisé dans le film de Reka Valerik. Les frères de Khavaj le poursuivent donc pour le tuer, en toute impunité. Pour Khavaj, comme pour les nombreux·euses Tchétchènes homosexuel·les traqué·es dans leur pays, la fuite et l’anonymat sont ainsi les seules échappatoires à la mort.

L’anonymat pour la survie

Pour le philosophe Emmanuel Levinas, « le visage parle, c’est le visage qui rend possible tout discours. Il est la condition de tout discours ». Comment alors filmer un individu, raconter son histoire, son parcours, sans saisir son visage, ni sa voix ?

Reka Valerik et bien d’autres cinéastes se sont posé cette question pour parvenir à filmer l’anonymat. Le réalisateur israélien Avi Mograbi masque le visage de son personnage dans Z 32. Dans ce film sorti en 2009, il recueille le témoignage d’un soldat de l’armée israélienne, à visage couvert, qui a exécuté deux policiers palestiniens lors d’une opération de représailles consécutive à un attentat. Quant à la réalisatrice Romane Garant-Chartrand, elle prend soin, dans son documentaire Après-coups (2023), de ne filmer que les mains, les cheveux, les corps de dos des femmes victimes de violences qui se confient à elle, pour garantir leur sécurité. De même, dans Silent Voice, Reka Valerik donne à voir et à entendre les souffrances de Khavaj sans jamais dévoiler son visage. La bande-son a un rôle essentiel dans le récit de son parcours et de son quotidien horribles.

La voix au centre du récit dramatique

La voix est d’une certaine manière le personnage principal du film de Reka Valerik. Plusieurs voix décrivent de différentes façons le drame qui se joue dans la vie de ce jeune Tchétchène : celle de Khavaj, muette ; celle, sécurisante, des personnes issues d’associations qui l’aident en Belgique ; celle, insistante et gémissante, de la mère de Khavaj, qui depuis la Tchétchénie cherche à le joindre. Elle lui laisse d’innombrables messages sur son portable pour prendre de ses nouvelles et retrouver sa trace. La bande-son révèle ainsi les blessures de cet anonymat imposé pour des questions de survie, la souffrance d’un homme et, plus largement, d’une communauté qui n’a pas le droit de cité en Tchétchénie.

La voix, un enjeu politique

Face à la caméra, l’aphonie psychogène de Khavaj sert finalement son impératif, celui de rester non identifiable à l’écran. Mais sur le terrain, en Belgique, ce silence est un problème comme le révèle une séquence chez l’orthophoniste. Lors d’une séance de rééducation, Khavaj essaie de dire son nom, mais n’y parvient pas. Seul un souffle sort péniblement de ce corps filmé de dos. « Il a fui. Dans son pays, il a été torturé », explique le représentant d’une association de défense des homosexuels à l’orthophoniste, en ajoutant qu’il doit absolument retrouver sa voix pour obtenir le statut de réfugié.

Les associations ont effectivement un rôle majeur à jouer sur le terrain, auprès des demandeur·euses d’asile politique, comme l’explique Estelle Halluin-Mabillot dans Les Épreuves de l’asile. Associations et réfugiés face aux politiques du soupçon. L’ethnologue met en évidence les épreuves de vérité que constituent les auditions des candidat·es au statut de réfugié·es, dans l’obligation de produire un récit des persécutions subies dans le pays d’origine.

Pour les demandeur·euses d’asile comme Khavaj, le témoignage devient ainsi un enjeu politique, un laisser-passer pour l’obtention de papiers afin d’échapper à un État totalitaire et liberticide. La voix silencieuse de Khavaj est une cicatrice béante, trace des horreurs vécues et de l’impossibilité de les dire.

Les empreintes corporelles des souffrances endurées

« Comment la peau fait-elle réellement surface au cinéma ? Quand et comment devient-elle objet de trouble pour le spectateur ? », se demande Prika Morrissey dans Filmer la peau (2017). Dans Silent voice, Reka Valerik semble apporter une réponse à ces questions.

Le corps de Khavaj filmé en très gros plan porte les cicatrices d’une vie de paria. Le pouce et l’index en train de masser la zone autour de la pomme d’Adam couvrent toute la surface du cadre. La bande-son qui accompagne ces images est constituée de respirations ou de sons gutturaux désagréables à entendre, ceux produits par Khavaj lors de ses exercices pour retrouver sa voix. La proximité de la caméra avec la peau, le cou tendu, la bouche ouverte comme à l’agonie, fait percevoir, de manière tactile et sensitive, la douleur de la chair. Les séquences d’intimité, où Khavaj s’efforce en vain de sortir les mots coincés dans sa gorge, laissent ainsi percevoir aux spectateur·rices la torture endurée par le jeune mutique. « Je voulais travailler sur une expérience physique, que le spectateur puisse ressentir au niveau corporel ce que vit et a subi Khavaj », confie Reka Valerik.

Le réalisateur filme aussi les muscles de l’athlète, privé du sport qu’il aime. « Tous les clubs de MMA en Belgique sont contrôlés par les Tchétchènes. Ils te connaissent tous. Et ils connaissent aussi ton frère. […] C’est trop dangereux », rappelle l’ami de Khavaj, membre de l’association d’aide aux demandeur·euses d’asile. Khavaj pratique alors l’entraînement dans la clandestinité de sa chambre d’hôtel.

La violence sonore d’une société tyrannique et liberticide

« Ne répondez pas au téléphone. Ceux qui vous pourchassent vont utiliser votre famille pour vous trouver », telle est la consigne à respecter pour rester en vie.

La diffusion des messages vocaux laissés par la mère, en Tchétchénie, sur le répondeur du téléphone portable de Khavaj, est traitée comme une scène de torture. La forme et le fond traduisent le harcèlement mis en place. La texture de cette voix maternelle, le rythme des paroles prononcées et la teneur des propos sont d’une violence inouïe.

Le son plaintif, suppliant des reproches enregistrés est à l’image de cette mère castratrice, qui ne ménage pas son fils :

« Je suis allée au marché. La vendeuse m’a demandé de tes nouvelles. J’ai dit que tu étais parti aux États-Unis pour étudier. Elle m’a regardée comme si j’étais une vipère. Elle voulait m’humilier. Ça m’a fait tellement mal. [long silence] J’ai parlé au mollah. Il dit qu’on peut te soigner. S’il te plaît, ne pars pas en Occident. Ça aggravera ta maladie. Tu le sais. Personne ne pourra t’aider à devenir normal là-bas. Dis-moi où tu es. Dis-moi et je viens te chercher. »

Silent Voice (Reka Valerik, 2020)

Pendant l’écoute de ces messages, le corps de Khajav, tantôt recroquevillé, tantôt tordu, révèle la douleur du fils banni. La tête sous l’oreiller, il semble étouffer ses pleurs. Sa respiration forte et ses poings fermés trahissent sa blessure, teintée de colère. En position fœtale, dos nu et recroquevillé, Khavaj émet des sons plaintifs – gémissements, grondements, reniflement – qui traduisent une souffrance indicible. Sa condition d’anonymisé, privé de l’usage du langage, symbolise sa mise au ban de la société.  Elle renvoie à la brutalité du régime de Kadyrov, capable d’anéantir des vies humaines et de nier toute forme de dignité humaine.

Silent Voice est finalement un cri de rage pour le respect de la liberté.

Publié le 31/03/2025 - CC BY-SA 4.0

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Tchétchénie, an III

Jonathan Littell
Gallimard, 2009

En avril 2009, Jonathan Littell se rend en Tchétchénie avec le photographe T. Dworzak pour y réaliser un reportage. Il parcourt le pays et écrit une première version, dans une perspective globalement optimiste. Le meurtre de la collaboratrice de l’ONG Mémorial, Natalia Estemirova en juillet, ainsi que d’autres assassinats, ont fortement remis en cause cette perspective et donné naissance à cette nouvelle version.

Á la Bpi, 328(474.4) LIT

Première de couverture du livre de Dan Healey, Russian homophobia from Stalin to Sochi

Russian Homophobia from Stalin to Sochi

Dan Healey
Bloomsbury Academic, 2018

En examinant neuf « histoires de cas » qui révèlent les origines et l’évolution des attitudes homophobes dans la Russie moderne, Dan Healey affirme que l’homophobie contemporaine de la nation peut être attribuée à l’expérience particulière de la révolution, de la terreur politique et de la guerre que son peuple a endurée après 1917. Le livre explore les racines de l’homophobie dans le goulag, la montée d’une présence homosexuelle visible dans les villes soviétiques après Staline et les batailles politiques menées depuis 1991 pour savoir si les Russes homosexuel·les peuvent être considérés comme des citoyens à part entière. Healey se penche également sur les problèmes liés à l’absence de mémoire pour le mouvement LGBT (lesbiennes, gays, bisexuel·les et transsexuel·les) russe en général et sur les obstacles auxquels il est confronté lorsqu’il tente d’écrire sa propre histoire. L’ouvrage s’appuie sur des sources peu connues – pour la plupart des documents d’archives non traduits – pour explorer la manière dont les Russes considèrent l’amour entre personnes de même sexe et la transgression des genres depuis le milieu du 20e siècle. Russian Homophobia from Stalin to Sochi (L’Homophobie russe de Staline à Sotchi) fournit un contexte convaincant aux guerres culturelles sur le statut des citoyen·nes LGBT dans la Russie d’aujourd’hui, tout en servant de texte clé pour tout·es les étudiant·es de la Russie moderne (notice de l’éditeur).

Sur cairn : https://journals.openedition.org/monderusse/10832?lang=en

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Totalité et infini. Essai sur l'extériorité

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LGF, 2009

« On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale. La lucidité – ouverture de l’esprit, sur le vrai – ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? L’état de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs. Il projette d’avance son ombre sur les actes des hommes. La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. » Texte décisif, Totalité et Infini figure parmi les œuvres majeures de la philosophie du XXe siècle.

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Filmer la peau

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Étude sur la représentation du corps au cinéma et en particulier de la peau dans différentes cinématographies. Analyse ses enjeux esthétiques, techniques, politiques ou socioculturels. © Électre 2017

Á la Bpi, 791.01 FIL

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Estelle Halluin-Mabillot
École des hautes études en sciences sociales, 2012

Fondée sur une enquête de terrain, une étude sur la façon dont les associations d’aide aux réfugié·es telles que la Cimade, l’OFPRA, le Gisti se comportent face à la fermeture des frontières dans les États prospères et comment elles aident les demandeur·euses d’asile dans leurs démarches. Elle souligne notamment le rôle de l’expertise médicale pour attester des violences subies pour obtenir l’asile.

Á la Bpi, 300.75(44) HAL

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